Parmi les manuscrits de Louis-Ferdinand Céline récemment retrouvés figurait une liasse de deux cent cinquante feuillets révélant un roman dont l'action se situe dans les Flandres durant la Grande Guerre. On y suit la convalescence du brigadier Ferdinand depuis le moment où, gravement blessé, il reprend conscience sur le champ de bataille jusqu'à son départ pour Londres
Mais t’es antisémite ma vache ! C’est vilain ! C’est un préjugé ! – J’ai rien de spécial contre les Juifs en tant que juifs, je veux dire simplement truands comme tout le monde, bipèdes à la quête de leur soupe... Ils me gênent pas du tout. Un Juif ça vaut peut-être un Breton, sur le tas, à égalité, un Auvergnat, un franc-canaque, un « enfant de Marie »... C’est possible... Mais c’est contre le racisme juif que je me révolte, que je suis méchant, que je bouille, ça jusqu’au tréfonds de mon benouze !... Je vocifère ! Je tonitrue ! Ils hurlent bien eux aux racistes ! Ils arrêtent jamais !
Plus de juifs que jamais dans les rues, plus de juifs que jamais dans la presse, plus de juifs que jamais au Barreau, plus de juifs que jamais en Sorbonne, plus de juifs que jamais en MEdecine, plus de juifs que jamais au ThEAtre, A l'OpEra, au FranCais, dans l'industrie, dans les Banques. Paris, la France plus que jamais, livrEs aux maCons et aux juifs plus insolents que jamais. Plus de Loges que jamais en coulisse, et plus actives que jamais. Tout Ca plus dEcidE que jamais A ne jamais cEder un pouce de ses Fermes, de ses PrivilEges de traite des blancs par guerre et paix jusqu'au dernier soubresaut du dernier paumE d'indigEne. Et les FranCais sont bien contents, parfaitement d'accord, enthousiastes. Une telle connerie dEpasse l'homme. Une hEbEtude si fantastique dEmasque un instinct de mort, une pesanteur au charnier, une perversion mutilante que rien ne saurait expliquer sinon que les temps sont venus, que le Diable nous apprEhende, que le Destin s'accomplit.
Docteur, vite ! ... vous devez vous douter...toute cette gare ici n'est qu'un
piege...tous ces gens des trains sont a liquider...ils sont de trop...vous
aussi vous etes de trop...moi aussi. - Comment savez-vous ? - Docteur je vous
expliquerai plus tard...maintenant il faut vous attendre...vite ! ...ça sera
fait cette nuit... - Pourquoi ? - Parce qu'ils n'ont plus de places dans les
camps...et plus de nourriture et que dehors ça se sait.
Dans Folioplus classiques, le texte intégral, enrichi d'une lecture d'image, écho pictural de l'œuvre, est suivi de sa mise en perspective organisée en six points : 1-Courant littéraire : Céline dans le paysage littéraire de l'entre-deux-guerres ; 2-Genre et registre : Apprentissage et autobiographie ; 3-L'écrivain à sa table de travail : Du théâtre au roman ; 4-Groupement de textes : La nuit ; 5-Chronologie : Céline et son temps ; 6-Fiche : Des pistes pour rendre compte de sa lecture.
- Que ferez-vous, Monsieur Abetz, quand l'armée Leclerc sera ici? A Sigmaringen? Ici même? ... au Château? Ma question les trouble pas... ni Hoffman ni lui, ils y avaient pensé... - Mais nous avons en Forêt Noire des hommes absolument dévoués, monsieur Céline!... notre maquis brun!... - Tout de même! tout de même, monsieur Abetz!... la petite différence!... vous faites semblant de ne pas savoir!... vous là, Abetz, même archivaincu, soumis, occupé de cent côtés, par cent vainqueurs, vous serez quand même, Dieu, Diable, les Apôtres, le consciencieux loyal Allemand, honneur et patrie! le tout à fait légal vaincu! tandis que moi énergumène, je serai toujours le damné sale relaps, à pendre!...
S'il n'y a pas de roman sans style, si son pouvoir est de nous montrer le monde transformé par un imaginaire, et s'il acquiert une force supplémentaaire quand il parvient à saisir l'histoire de son époque, alors l' uvre romanesque de Céline (1894-1961) est une des grandes uvres de son temps, quoi qu'il ait d'autre part à reprocher à son auteur. En elle, le pouvoir du style se trouve multiplié par le choix initial d'une langue populaire qui avant lui était depuis trois siècles au ban de la littérature ; il s'y déploie un imaginaire si personnel qu'il se reconnaît dans le moindre fragment, et l'histoire la traverse si bien de part en part que les deux ensembles formés par ses huit romans ont chacun pour centre une des deux guerres qui en Europe ont marqué ce siècle. (H. G.)